Coûts économiques de la violence contre les enfants

Prévenir et éliminer la violence contre les enfants est un impératif d’éthique fondé sur la dignité humaine des enfants et sur leur droit d’être à l’abri de la violence, lesquels sont consacrés dans la Convention relative aux droits de l’enfant et les protocoles facultatifs s’y rapportant, ainsi que dans plusieurs autres instruments relatifs aux droits de l’homme. Le fait que la Convention ait été presque universellement ratifiée témoigne fortement du consensus mondial qui existe autour du principe selon lequel aucune forme de violence n’est justifiable et que toutes les formes de violence peuvent être prévenues.
Dans le même temps, il est de plus en plus reconnu que la violence contre les enfants entraîne, à court, moyen et long termes, d’énormes coûts économiques pour l’individu, la communauté et la société. Pour permettre aux enfants de jouir de leur droit à une vie exempte de violence, il est nécessaire de consacrer une partie des dépenses publiques à leur protection et à des systèmes de justice pénale qui les mettent à l’abri du danger. De plus, il faut investir dans des programmes de prévention en vue de réduire les coûts qu’occasionne cette violence pour l’individu et la société.
Dans tous les pays, les politiques sociales comptent des domaines prioritaires pour lesquels les besoins sont nombreux mais les ressources limitées. Les programmes de prévention de la violence contre les enfants doivent donc, pour bénéficier d’un financement adéquat, offrir un bon retour sur investissement par rapport aux autres postes de dépenses publiques. Pour montrer l’utilité de l’investissement dans les programmes de prévention de la violence contre les enfants, il est nécessaire de disposer d’estimations du coût de l’inaction.
Les coûts économiques de la violence sont généralement de deux ordres : les coûts directs et les coûts indirects. L’Organisation mondiale de la Santé fournit une classification utile de ces deux types de coûts, qui porte sur la violence en général (y compris les blessures accidentelles) mais s’applique, en particulier, à la violence contre les enfants.

Les coûts directs de la violence contre les enfants, immédiats, sont plus faciles à mesurer ; ils découlent notamment de ce qui suit :
-    Les systèmes de santé mis en place pour traiter les séquelles physiques à court et à long termes des violences infligées aux enfants. Ces systèmes occasionnent également des coûts liés au traitement des affections psychiques et des troubles du comportement dont souffrent les adultes ayant été victimes de violence durant leur enfance ;
-    Les systèmes de protection sociale, qui entraînent des coûts liés au suivi et à la prévention de la violence contre les enfants ainsi qu’à la lutte contre ce phénomène et à la protection des enfants ;
-    Les systèmes de justice pénale, qui occasionnent des coûts liés à la répression de la violence contre les enfants et à la protection des victimes réelles ou potentielles.

Les coûts futurs indirects découlant de l’effet de la violence sur les enfants sont moins immédiatement apparents, mais peuvent néanmoins être d’une ampleur beaucoup plus grande. Les principaux coûts indirects sont les pertes de productivité liées à la manière dont la violence peut entraver le développement de l’enfant.

Les adultes ayant été victimes de violence pendant l’enfance ont un niveau d’instruction plus faible, sont plus souvent sans emploi, gagnent moins et disposent de moins de ressources. Nombreuses sont les manières dont la violence entrave la formation du capital humain et entraîne d’énormes pertes de productivité qui réduisent les gains que les victimes peuvent accumuler tout au long de leur vie et qui ont une incidence négative sur la société dans son ensemble.
Chez le très jeune enfant, la violence entraîne, de manière prolongée, un stress délétère qui, comme on le sait, inhibe le développement optimal du cerveau. Cet effet irréversible sur le jeune cerveau en développement peut entraver l’épanouissement de l’enfant touché et expliquer, ultérieurement, des résultats scolaires peu satisfaisants. La faiblesse du niveau d’instruction a une incidence négative permanente sur l’emploi et entraîne une énorme perte de rémunération à l’âge adulte. Cumulées, ces pertes ont un coût économique pour la société.

Un enfant exposé à la violence peut présenter des troubles psychiques et comportementaux qui perturbent son éducation. Ces perturbations, qui peuvent être de courte ou de longue durée, nuisent à l’éducation de l’enfant, qui risque, notamment, d’abandonner l’école, de se livrer à la délinquance ou de se voir placé en institution aux fins de sa protection. L’effet néfaste de ces perturbations peut limiter le potentiel de gains à l’âge adulte, entraînant ainsi d’énormes conséquences pour l’individu et la société.

Sous ses formes les plus extrêmes, la violence contre les enfants conduit à la mort. La mort d’un enfant entraîne la perte totale de tout l’investissement consenti dans son développement ainsi que des gains qu’il aurait pu accumuler tout au long de sa vie, et a donc un coût énorme pour sa famille, la communauté et la société.

Ces dernières années, plusieurs études ont permis de mettre au point des méthodes d’estimation des différents coûts de la violence contre les enfants. Ces estimations ont été faites pour chaque pays, mais des efforts ont été déployés pour obtenir des chiffres régionaux et mondiaux.

Afin d’établir des estimations pour un pays donné, les chercheurs doivent décider de l’opportunité de s’intéresser à la fois aux coûts directs et aux coûts indirects ainsi que de la mesure dans laquelle ils s’efforceront de couvrir toutes les formes de violence.
L’insuffisance des données sur la prévalence de la violence contre les enfants rend difficile toute estimation des coûts de ce phénomène. Une fois estimés les coûts directs et indirects d’une forme de violence contre les enfants dans un pays, il est nécessaire de connaître le taux de prévalence de celle-ci pour en déterminer le coût global. Les données sur la prévalence peuvent provenir des registres administratifs ou de sondages. Dans beaucoup de pays, les systèmes de collecte de données administratives sur la violence contre les enfants sont incomplets ou, tout simplement, inexistants. Les méthodes d’enquête par sondage sur la violence contre les enfants ont été peaufinées au cours de ces dernières années et plusieurs d’entre elles ont été mises en pratique. Les enquêtes sur la violence contre les enfants suscitent de plus en plus d’intérêt, mais leur nombre actuel demeure faible.

À l’échelle mondiale, il est difficile de calculer le coût de la violence contre les enfants, le nombre d’estimations nationales étant très limité. Il n’est donc pas possible d’établir un chiffre mondial en additionnant les estimations nationales. Les chercheurs ont surmonté cette difficulté en extrapolant les études de certains pays à d’autres pays « comparables ». Ainsi, une estimation des coûts faite dans un pays à revenu intermédiaire d’une région donnée est utilisée pour tous les pays à revenu intermédiaire de cette région pour lesquels il n’existe aucune estimation. Les chiffres mondiaux relatifs aux coûts de la violence contre les enfants qui ont été publiés ont été établis en additionnant toutes les estimations faites par extrapolation.

L’analyse des travaux publiés sur la question montre que seule une poignée d’études de pays (essentiellement en Europe, aux États-Unis d’Amérique et dans les pays à revenu intermédiaire d’Asie et du Pacifique) ont été menées sur l’incidence économique de la violence contre les enfants. On trouvera, en appendice, un résumé des plus récentes de ces études nationales, régionales et mondiales.

Il ressort de toutes les études publiées sur les coûts de la violence contre les enfants que les chiffres sous-estiment, selon toute vraisemblance, l’ampleur réelle du phénomène. La principale raison en est que l’on ignore la prévalence réelle de la violence contre les enfants car, comme indiqué précédemment, une grande partie des cas sont cachés, passés sous silence ou non enregistrés dans les systèmes nationaux de données administratives. Même là où les systèmes d’information sont plus développés, il est difficile d’estimer avec précision l’incidence globale de la violence contre les enfants et, de ce fait, de mettre en évidence tous les coûts qui peuvent lui être associés. Par exemple, l’incidence de l’abandon prolongé des enfants, qui entrave leur développement, n’est visible que beaucoup plus tard, lorsqu’ils deviennent adultes. Calculer ces coûts futurs exige de faire beaucoup d’hypothèses et, étant donné que celles-ci diffèrent en fonction des études, les estimations sont extrêmement variables.

On trouvera ci-après quelques-unes des meilleures études publiées.

Une étude réalisée par Child Abuse Prevention Research Australia en 2007 a montré que le coût annuel moyen du mauvais traitement et de l’abandon des enfants était d’environ 4 milliards de dollars australiens (avec un coût minimal de près de 3,5 milliards de dollars et un coût maximal de plus de 5,5 milliards).

Des chercheurs du Centers for Disease Control and Prevention du Gouvernement des États-Unis ont estimé qu’en 2008, la violence commise contre les enfants dans ce pays avait coûté au moins 124 milliards de dollars, mais ce chiffre pouvait atteindre les 585 milliards, selon les hypothèses avancées.

Le Consensus de Copenhague a tenté d’estimer les coûts directs et indirects mondiaux de la violence contre les enfants. En extrapolant les données issues d’un échantillon d’études faites dans les pays ayant calculé les coûts de toutes les formes de violence, il a estimé le coût mondial de la violence à 9 500 milliards de dollars des États-Unis, soit 11 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. La violence faite spécifiquement aux enfants, notamment l’homicide, la maltraitance et la violence sexuelle, coûterait 3 700 milliards de dollars (4,3 % du PIB mondial).

Le Bureau régional de l’UNICEF pour l’Asie et le Pacifique a fait faire une étude visant à estimer le coût de la violence contre les enfants dans cette région sur la base des données issues des études nationales, l’objectif étant de faire des prévisions pour toute la région. En utilisant l’année 2004 comme référence, il a établi les coûts totaux à 160 milliards de dollars des États-Unis, soit 2 % du PIB régional.

Le Child Fund Alliance a chargé l’Overseas Development Institute d’évaluer les coûts directs et indirects mondiaux de la violence contre les enfants. L’Overseas Development Institute a publié les résultats de cette évaluation en 2014 et estimé que 7 000 milliards de dollars des États-Unis (8 % du PIB mondial) étaient perdus, chaque année, à cause de la violence contre les enfants.

Les études sur le coût de la violence contre les enfants visent également à aider à connaître l’ampleur de ce phénomène par rapport au pourcentage du revenu national brut ou du PIB potentiellement perdu du fait des dépenses engagées pour y faire face et le prévenir, ainsi que des pertes de productivité. Il convient de rappeler que ces estimations varient en fonction des hypothèses avancées, des formes de violence contre les enfants prises en considération et du degré d’exhaustivité de l’évaluation des coûts directs et indirects. Mais malgré la différence des hypothèses, les estimations nationales, régionales et mondiales les plus faibles indiquent que la violence coûte au moins 2 % du PIB et que ce pourcentage est, en réalité, beaucoup plus élevé (probablement entre 8 % et 10 %). Cette violence a indiscutablement un coût économique énorme aux niveaux national et mondial et détourne des ressources qui pourraient être utilisées de manière plus productive dans d’autres domaines.

La prochaine étape dans le plaidoyer en faveur de l’investissement dans les programmes de prévention consistera à évaluer le coût de la violence par rapport aux pertes qui seraient évitées grâce à l’application efficace de tels programmes. L’étude du Consensus de Copenhague mentionnée précédemment consistait à analyser la rentabilité des programmes de prévention ayant fait l’objet d’une évaluation rigoureuse. Il en est ressorti que les taux de rendement des investissements dans la prévention de la violence contre les enfants étaient élevés. Par exemple, un programme mis en œuvre aux États-Unis en vue d’éliminer la violence physique comme moyen de discipliner l’enfant a donné un rapport avantages/coûts de 13 à 14, un niveau particulièrement élevé pour une mesure sociale.

Si l’on veut que la prévention et l’élimination de la violence contre les enfants occupent une meilleure place dans les politiques publiques, il est nécessaire de mieux connaître l’ampleur éventuelle des pertes économiques que celle-ci entraîne ainsi que les coûts et avantages des programmes de prévention. Il faut également investir davantage dans la recherche sur la prévalence de cette violence, dans le cadre aussi bien des enquêtes administratives que des enquêtes par sondage menées à l’échelle nationale. La collecte de données factuelles de qualité au moyen d’études rigoureuses du coût économique de la violence contre les enfants et des économies réalisées grâce à des programmes de prévention efficaces doit être une priorité absolue dans l’application du programme de développement durable pour l’après-2015.

Marta Santos Pais,
New York, le 13 juillet 2015